Le Fil d'un fleuve
Comment parler de ce voyage d'une semaine et 2000 km sur ce fleuve, le plus long du monde ? Comment parler du paysage, du foisonnement de la flore et de la faune ? Comment parler des gens, de Joao le barreur qui, la nuit, traque les jacarés (crocodiles) de son projecteur, de Maria, la grand mère qui connaît les arbres et les plantes, d'Elie, le cheval fou, et de Jamesson, l'entrepreneur ? Comment parler de ce que notre petit bout de Brésil nous a déjà donné ? Comment parler de ce temps, pour nous "suspendu" comme on dit, à nous imprégner, à nous reposer après le stress du départ et l'arrivée dans un endroit où on dépasse parfois les 40 degrés et où tout est différent ?
Difficile.
D'emblée, le ton est donné. Pour passer du Rio Negro à l'Amazone, on navigue dans un igarapé, parfois étroit, et dès l'arrivée dans le grand fleuve, nous sommes comme accueillis par quatre "botos vermeilhos", quatre dauphins roses qui bondissent devant le bateau.
Lentement, au fil de l'eau, très lentement, en longeant alternativement une rive puis l'autre pour éviter les hauts fonds, on avance. Ce matin, à 20 mètres du bord, le sondeur disait 28 mètres de profondeur. Le fleuve est immense, comme une mer sans houle, et même en amont de Manaus on croise des navires partis de Rotterdam, Shanghaï ou San Francisco. Entre saison sèche et saison des pluies le niveau de l'eau varie considérablement. En cette période de basses eaux, ici, l'Amazone, le Solimoes comme disent les brésiliens, est bordé de talus de 7 à 8 mètres de haut. Sur 20 km de large, ça fait quand même pas mal de flotte ! Car en réalité, ce fleuve est un dédale de bras, d'îles, de lacs et on ne le voit jamais dans toute sa largeur. Parfois même, on navigue dans une sorte de canal de quelques dizaines de mètres seulement.
C'est peut-être dans un de ces canaux que les premiers explorateurs de l'Amazone lui ont donné le nom de Solimoes. L'histoire nous a été racontée par Elie, et elle vaut ce qu'elle vaut: les premiers explorateurs, donc, se retrouvèrent pendant des jours et des jours à traverser des régions gorgées de citronniers. Eux qui ne rêvaient que de l'or d'El Dorado, ils avaient sous les yeux "seulement des citrons" , "so limoes" en portugais !
L'histoire est d'autant plus étrange qu'en Amazonie, on comprend en un clin d'oeil ce qu'est la biodiversité. L'idée même d'une forêt de sapins, d'un bois de hêtres est absurde ici. Tout se mélange, tout se croise dans toutes les nuances du vert. Des milliers d'espèces végétales, autant d'espèces animales, dont 30% seulement sont connues.
Mais cette richesse est menacée pourtant. Les USA voudraient internationaliser l'Amazonie, hyperprofitable pour les biotechnologies, par exemple. Et des chercheurs anglais assurent que si 40 % de l'Amazonie était déforestée ( éventualité réaliste à l'horizon 2050 au rythme actuel) le régime des pluies serait tant modifié que le reste disparaîtrait !
L'Amazonie défile sous nos yeux. Nous nous sentons comme au coeur du monde, au coeur de la nature, là d'où tout est venu, là où tout se joue. Cette immensité nous impressionne. Nous passons des heures à regarder le paysage. Evidemment, c'est notre nature contemplative qui nous fait tant aimer ce voyage.
Au lever et avant le coucher du soleil, sur le fleuve et sur ses rives, la vie animale resurgit : par dessus le ronronnement des machines on entend les piaillements de bandes d'oiseaux, de singes peut-être dans la forêt; d'autres oiseaux sillonnent le ciel; des poissons, des dauphins bondissent hors de l'eau. Et après les fortes chaleurs de la journée, les passagers quittent la quiétude de leur hamac, le bar ou la TV et se regroupent devant le bastinguage pour contempler le spectacle de cette nature bouillonnante, les aridembas (sorte de martin-pêcheurs), les merguilhoes plongeurs, les urubus. Chacun applaudit au saut d'un boto vermeilho, ou s'émerveille d'avoir aperçu un crocodile.
Et le soir, s'il n'est pas caché par les nuages, le soleil se couche dans une explosion de couleurs et des lumières de création du monde.
En 2000 km, il ne se passera guère plus d'une heure sans que nous apercevions un village, une simple cabane, des pêcheurs, de ces "ribanheiros" innombrables qui vivent du fleuve et des terres qui le bordent. Au fil des escales, nous nous apercevrons que notre bateau, le Fenix, transporte des meubles pour des écoles, des cuisinières pour collectivités, des pneus de tracteur, des oeufs, le courrier... Comme les centaines d'embarcations qui sillonnent l'Amazone, il est pour les riverains, un des seuls liens avec le monde (avec la télé satellite et ses paraboles, omniprésentes, même devant la moindre cabane !)
Au moindre évènement, une escale ou une de ces fréquentes mais brèves avaries de moteur, la petite communauté d'une centaine d'âmes sort de sa torpeur et s'agite, vient aux nouvelles. Progressivement, la timidité s'atténuant et la curiosité aidant, des relations se nouent avec les autres passagers. Nous prenons des photos aussi, ce qui est souvent l'occasion d'un contact. On nous indique les noms des arbres et des animaux. On nous vante les mérites du tambaqui, décidément le poisson-roi de l'Amazone.
Le Brésil est en année électorale et nous discutons pas mal avec les gens qui sont unanimes : 80% des hommes politiques sont corrompus. "Des voleurs," entend-on sans cesse dire d'eux. Les gens n'ont aucune illusion. Le président Lula est vu au mieux comme un populiste qui, certes, permet aux plus pauvres de survivre par une politique d'allocations sociales accrues, mais sans engager de réformes de fond. En particulier, l'éducation est vue comme une priorité.
Pas étonnant que des églises plus ou moins sectaires prospèrent. Pour beaucoup, la religion semble apporter la seule lueur d'espoir, ce qui lui donne une emprise considérable sur la société brésilienne... au point d'être récupérée par des campagne de sécurité routière : "Jusqu'à 80 km/h, Dieu te protège. Au delà, Dieu t'appelle !" disait un panneau à Manaus.
Et puis, peu à peu, nous quittons le Brésil. Aux escales, certains de nos compagnons débarquent, d'autres passagers montent qui parlent de plus en plus souvent espagnol.
Au bout de six jours de voyage, la Triple Frontière nous accueille par une musique tonitruante et une activité frénétique. Malgré une sage incursion en Colombie pour boire une "agua de coco" nous ne traînons pas dans ce coin réputé pour toutes sortes de trafics.
Dès le lendemain, la navette rapide nous conduit en 11 heures jusqu'à Iquitos.
Nous sommes au Pérou !
PS : Désolés, mais le lien e-mail "Contactez l'auteur" ne marche pas (pour le moment, patience !) Ecrivez des commentaires ou à nos boites perso. Et oubliez pas de cliquer sur les photos si vous voulez les voir en grand.